Mangues et arme à feu

Jour 3 / De Guayaquil à Jujan

Cinquante kilomètres suffiront pour cette première journée de route. Aucune réelle difficulté si ce n’est le poids du vélo lui-même et le mental qui peine encore à se rendre à l’évidence : le voyage a bel et bien commencé ! Pour le vélo, il n’y a pas grand chose à faire pour le moment si ce n’est se raisonner. Grimper avec « ça » dans les Andes n’a pas de sens et viendrait, au mieux, m’exténuer, plus certainement me blesser avant même les premières projections. Il n’en est pas question. Il faut que je me déleste et l’option d’un bus fait doucement son petit bout de chemin. 

On verra ça pour plus tard, pour le moment, je m’abreuve d’un paysage nouveau qui se déroule sous mes yeux. Rizières, maisons sur pilotis, iguanes, cacao, vendeurs de mangues : je suis bien en Équateur ! La région que je parcours désormais s’appelle « Costa », elle va des pieds des Andes jusqu’à l’océan Pacifique plus à l’Ouest et s’étend du Nord au Sud du pays entre la Colombie et le Pérou. Il y fait très chaud et les pluies y seront abondantes dès le mois de décembre. Le pays se divise en trois régions géographiques dont les Andes (appelée « Sierra ») et l’Amazonie (« Oriente ») composent le reste de cette trinité.

Quitter à vélo un grand centre urbain comme Guayaquil (première ville du pays) n’a rien de très plaisant. On passe bien souvent par les artères les plus fréquentées, faute de mieux. Le rétroviseur semble soudainement devenir votre plus proche allié. Je suis sur mes gardes ! Certains bus arborent de magnifiques enjoliveurs ornés de piques reluisants mode « Ben Hur ».

La pause de mi-journée se fait dans une petite commune, à l’ombre d’une terrasse de restaurant offrant le traditionnel « Almuerzo » (déjeuner). Il est composé d’un jus de fruit pressé (fraise, mure, tomate del arbol…), d’une soupe chaude et d’un plat de résistance, souvent copieux, à base de riz. Je mange à la table des propriétaires qui rapidement me questionnent sur le vélo, d’où je viens, où je vais, etc. La mécanique est en marche et me rassure. Ces questions habituelles se répéterons les mois durant et m’aideront à mieux saisir l’ampleur du chemin parcouru. Elles sont parfois les prémices d’amitiés naissantes où mon vélo joue souvent un rôle d’intermédiaire. Voyager avec une monture atypique telle que la mienne facilite grandement le contacte. 

Pour le moment, ma réponse laisse mes hôtes plutôt dubitatifs. Mon espagnol étant encore à un niveau proche de zéro, j’ai décidément bien du mal à me faire comprendre lorsqu’il ne s’agit pas de choses simples. « Je suis arrivé il y a trois jours à Guayaquil, je me rends à Ambato. J’aimerais faire le tour du pays avec ce vélo. » Des sourires apparaissent, ça y’est, je crois qu’ils ont compris. Petit à petit, une frontière s’estompe. J’apprendrai à parler leur langue au fil des kilomètres et des rencontres. Je ne me fais pas de soucis…

La reprise est éprouvante, j’ai des débuts de crampe. Une camionnette me bloque l’accès au rond-point, normal, il est actuellement traversé par un troupeau de vaches qu’un cow-boy mène je ne sais où. Sombrero, fier allure, voilà qu’il disparaît bientôt dans un nuage de camions et de pick-ups. Je n’ai pas encore l’envie, ni le réflexe de sortir mon appareil photo. J’ai besoin de temps, de comprendre loin de la mitraille. En plus de ça, il me faudrait concevoir des sacoches me facilitant l’accès aux objets de base : téléphone, carte, brosse à dents, gâteaux, appareil photo… Je commence à observer des places où il me serait possible de camper ou demander un hébergement. Ce premier bivouac a quelque chose d’effrayant. Les zones que je traverse depuis le début n’ont rien d’enchanteresses et j’aimerais sortir un peu de ce grand axe bruyant et sans âme. Il va vite me falloir m’habituer à ce nouveau cadre de vie. 

Une heure avant le coucher du soleil, je m’arrête à hauteur d’un oratoire religieux richement fleuri perdu au bord du goudron. Un peu trop proche de la route malheureusement, ça aurait pourtant bien fait mon affaire. J’aurai ainsi pu dormir sous de bonnes gardes. Il faut dire que la famille de Jefferson (voir article précédent) était parvenue à m’effrayer avec toutes leurs histoires de bandits et d’armes à feu.

De l’autre bord de la route, une piste en pierre semble s’enfoncer dans des champs de maïs. Sur la carte, je vois qu’un des villages qu’elle traverse se nomme San Vicente, je devrais pouvoir y trouver mon bonheur. La route est jonchée de pierrailles que mon Douze-Cycles[https://www.douze-cycles.com] encaissent plutôt bien. Ça secoue pas mal et j’ai encore bien du mal à m’imaginer parcourir des milliers de kilomètres sur ce genre de piste. Les pneus larges furent une brillante idée et m’offrent, en accord avec le rapport de vitesse le plus bas de ma boite Pinion 18 vitesses [https://pinion.eu/en/p1-18-gearbox/], un très bon équilibre.

À peine passé la première bâtisse, je me fais alpaguer par ce qui semble être les gardiens d’une usine agricole. « A donde vas ? No hay nada por allí, ven aquí ! ». J’hésite un moment à continuer ma route puis me dis que c’est peut-être la rencontre que j’attendais. Après quelques explications et présentations, les deux compères me soutiennent qu’après le pont, je ne trouverai que des voleurs et des bandits. Je comprends vite que ces deux-là ne sont pas du coin, mais connaissent probablement, en tant que gardiens de l’usine, des rivalités avec leurs proches voisins. « Tu ferais mieux de dormir juste ici, c’est une cabane où l’on vent habituellement de la nourriture, mais là, il n’y a personne, tu seras tranquille, on dira au collègue de jeter un œil de temps en temps. » Après m’être convaincu que cette option avait déjà le mérite d’exister, je m’assois à leurs côtés pour échanger un peu, heureux d’avoir trouvé où poser valises. L’un doit avoir dans la quarantaine, l’autre vingt ans de plus. Leur accent est si prononcé que ça ne laisse guère de chance à mon maigre vocabulaire. Rapidement, la discussion se tourne vers le vélo. Carlos, le plus jeune, tient à se prendre en photo dessus. J’explique le but de mon voyage et ma prochaine étape. Mes hôtes sont très sympathiques et me montrent beaucoup de bienveillance. Je reste cependant méfiant, j’ai encore besoin de temps.

Après quelques minutes, l’aîné revient avec un sac rempli de mangues : « Tiens, c’est pour toi ! Nous autres Équatoriens sommes des gens généreux ». Cela me touche et me va droit à l’estomac. J’avais bien besoin de ça après cette première journée. En parcourant la table tapissée de mangues, mon regard accroche un vieux revolver posé là, comme si de rien n’était. J’ai bien l’impression qu’il tient à me faire comprendre qu’ici, on est armé. Voyant mon air surpris, il se saisit de l’arme puis tire un coup en l’air comme si je doutais encore de son utilité. N’appréciant guère ce genre de situation, je me lève prétextant devoir me laver les mains encore couvertes de mangue obligeant ainsi mon hôte à rengainer et m’indiquer un point d’eau. Je parviendrai par la suite à remercier chaleureusement mes deux amis pour leur accueil et m’échapper vers ma petite cabane pour y trouver repos.

Ce soir, pas de doublure à ma tente, trop chaud. Le temps de la monter, je me fais assaillir par une horde de moustiques et saute à l’intérieur le temps que ça se calme. Entre chien et loup, il semble que ce soit leur moment préféré. J’en profite pour passer un coups de téléphone à Eric qui m’invite lui aussi à prendre un bus les jours suivants pour me délester de tout ce surpoids.

La nuit fut très inconfortable et continuellement sur le qui-vive, je n’ai dormi que d’un œil. Un autre coup de feu viendra compléter la liste des perturbateurs nocturnes. Probablement qu’un incrédule devait douter lui aussi du pouvoir de l’aîné. Au petit matin, c’est justement lui qui vient à ma rencontre. Il tient simplement à savoir si j’ai bien dormi ici, c’est vrai que la cabane sentait fortement l’huile de vidange… Nous reparlons brièvement de sécurité en Équateur. « Tu devrais coller un auto-collant ‘Expert en Karaté’ sur l’avant de ton vélo, au moins, tu serais tranquille ! » Un dernier sourire, je le remercie de nouveau pour les mangues, et je décolle, 6h30.

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Audrey Écris par