Nous n’irons pas plus loin

Dimathdiery (45km bitume)

Nous quittons l’APESS de Dagana pour rejoindre les Amis de la Nature à Dimathdiery. Notre prochain partenaire se trouve à « 40km à peine » nous assure t-on. Il est déjà tard et la chaleur est à peine supportable. Petite distance, que de la route : ça devrait le faire.

10h30 : on décolle. À peine 20 minutes après être parti, mes trois bouteilles de flotte sont déjà bien chaudes, on commence à s’y faire à la longue, même si ça nous coupe la faim… En roulant, la vitesse, le vent et le rythme nous font mieux supporter la chaleur. On reste concentré sur la respiration et l’effort mais on profite aussi de ce qui nous entoure. Le vrai problème, c’est quand on s’arrête. La clim’ se coupe brutalement, le coeur réalise l’effort surhumain qu’il vient de réaliser et les jambes doivent soudainement supporter le poids du nigaud qui les trimballe : ça fait beaucoup ! Alors, on cherche l’ombre, la bouche ouverte, titubant en quête d’un peu d’air frais, la bouteille d’eau bouillante à la main et le téléphone pour mieux juger de la distance qui nous reste à parcourir : « Allo ? Oui on est arrivé dans ta ville, vous êtes où ? Quoi ? Plus loin ? Combien ? Encore 20km… Non, vraiment ? Ah ok, bon… D’accord. » Le temps d’accuser le coup et d’annoncer au camarade que l’arrivée, c’est pour plus tard : on retourne en selle la larme à l’œil. Au bout de quelques minutes, le corps reprend sa cadence et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Parfois je roule en tête, parfois c’est Yoro. Il est bon d’alterner en fonction du rythme et de l’envie de chacun. Être suivi est tout aussi agréable qu’être suivant bien que les saveurs soient différentes. « Suivi », on devient « le lièvre », on donne le rythme. Le paysage est libre à l’horizon, on en oublie presque que l’on est accompagné. On indique à l’autre les obstacles sur la route, mais on reste aussi vigilant aux chemins qu’il faut prendre. « Suivant », on se laisse guider : on joue au yoyo, tantôt proche, tantôt à la traîne. Si l’autre accélère, on peut tenter de coller à sa roue comme un coureur du tour de France, même si on s’aperçoit vite qu’on est pas au guidon d’un poids plume. « Suivant », ça veut aussi dire se coltiner le dos de son camarade sur des kilomètres, on finit par connaître les coutures du t-shirt par cœur, alors on le double pour voir ce qu’il y a devant et la boucle est bouclée : le suivant devient suivi et ainsi de suite.

En vélo, bien que le corps soit constamment en mouvement, le regard se pose parfois sur un point fixe à l’horizon, se perd dans le noir abîme de bitume ou encore se laisse prendre par la frénésie des lignes blanches hachées qui vous hypnotisent. On oublie complètement les mouvements du corps, on est porté comme par magie et on s’évade. Les effets cinétiques des bandes blanches donnent matière à l’esprit qui coule, doucement, d’une idée à l’autre, chemin faisant. Parfois, l’une d’elles s’étoffe, prends du corps et murit kilomètres après kilomètres, semaines après semaines. Sur un vélo, on déroule le fil de nos idées en silence, en cadence, seul plusieurs heures par jour pendant des mois. Après tout ce temps de voyage, ces inspirations deviennent essentielles et il devient difficile de ne plus rouler. En vélo, « faire » des milliers de kilomètres, c’est aussi être un peu seul durant un bon bout de temps.

Finalement, les 20km restants arrivent presque à leur terme, la fatigue est intense pour moi, comme pour Yoro au moment où nous arrivons enfin chez Oumar Gaye. Il est 15h : pic de chaleur. Mon pneu arrière s’est encore pris l’une de ces foutus épines, je connais déjà le programme de l’après-midi.

Un repas nous attend, un jus de fruit frais, la récupération prendra du temps. Avec presque 2500km dans les jambes, on est plus aussi frais qu’aux premières heures. La fatigue mentale y est aussi pour beaucoup, la dernière tournée, dans le Djioudj, nous a laissés un goût amer. Il nous devient difficile de trouver la même énergie, répéter, après 95 projections, de village en village la même sinécure. Accepter les conditions de vie comme elles se présentent en se disant que c’est temporaire. On doit bien l’avouer, on est à bout.

Pourtant, on tenait absolument à venir jusqu’ici, aux portes de Podor, honorer un rendez-vous pris il y a un mois avec Boubakar Kane rencontré à Rao et avec qui nous avions bien sympathisé.

Boubakar Kane
Boubakar Kane

Quelques jours après notre départ de Rao, j’avais appelé Boubakar pour prendre de ses nouvelles. Il venait de sortir de l’hôpital après un grave accident de voiture dont il était sorti miraculeusement vivant. Le retrouver sain et sauf dans sa maison avec sa femme et ses 6 filles était un soulagement et un plaisir intense. Nous étions heureux de pouvoir offrir l’une de nos dernières projections dans son village avec l’association qu’il préside.

« Les amis de la Nature » est née de la volonté de quelques enseignants issus du village souhaitant mener des initiatives durables au niveau de leur communauté en matière d’environnement. Petit à petit, ils ont mené des campagne de replantation chez les particuliers les invitant à mettre la main à la pâte. Cette implication directe des concernés assure un taux de survie des jeunes arbres de près de 80% tout simplement parce qu’ils continuent d’en prendre soin et qu’opère le phénomène de réappropriation. Les campagnes de replantation massives dont on peut souvent entendre parler (plusieurs dizaines de milliers d’arbres) ne nous indiquent pas souvent le taux de survie les années suivant la replantation. Normal puisqu’ils sont parfois proche de zéro. Pas très vendeur pour garder un bailleur en quête de crédit carbone et qui paye bien. Un vaste business lucratif où tout le monde y trouve son compte sauf l’environnement ! Greenwashing quand tu nous tiens !

Bref, Les amis de la nature, eux, c’est du sérieux et ça fait plaisir à voir.

La projection du soir se tient sur la place du village, l’écran tendu dans les branches d’un même arbre. Une belle séance où, pour la première fois, un vendeur ambulant vient se greffer à l’évènement pour faire son beurre et c’est tant mieux ! « Beignets, fataya ! » Le public est venu en nombre ce soir.

Dimath Diery / Projection
Dimath Diery / Projection

On récidive le jour suivant dans un quartier un peu plus isolé né des évènements de 92 entre le Sénégal et la Mauritanie. Les Sénégalais vivant sur le sol de leur voisin avaient été contraints et forcés de quitter leur maison et leur terre pour échapper à la vague xénophobe qui s’était soudainement amplifiée. Ces rapatriés (que certains appellent ici des « immigrés », drôle de paradoxe), vivent encore dans une situation précaire. Boubakar insiste pour nous présenter à la jeune association sportive et culturelle qui, sans lui, serait bien souvent sur la touche. « Dans notre quartier ça va encore, regarde, on a des maisons en dur, on a de l’eau mais chez eux c’est plus difficile, nous explique Boubakar, c’est pour ça qu’à chaque fois qu’un partenaire vient, je le dirige vers eux. » Cette portée altruiste en dit long sur son état d’esprit et sa gentillesse.

Cette séance est spéciale, ce village aussi : nous n’irons pas plus loin. Point de non retour, c’est l’aboutissement d’une longue escapade à vélo de plusieurs milliers de kilomètres et dont on ne mesure pas encore l’ampleur et la richesse… Yoro est là, il peine à céder sa place sur le cinécyclo, comme si il savait que bientôt tout cela allait terriblement lui manquer. Il profite des derniers instants, les yeux plongés dans l’écran, captivé par un film qu’il revoit pour la cinquantième ou la soixantième fois. Une toile est tendue entre deux arbres, une centaine de personnes la fixe du regard, les rires des uns et des autres, les ados qui se relaient finalement sur un vélo étrange qui, dit-on, aurait fait le tour du pays depuis des mois, des cases en arrière plan, quelques baobabs qui déchirent le ciel bardé d’étoiles, des questions qui fusent, des applaudissements, des mercis… C’est épatant ! Tout cela n’était qu’une idée il y a 2 ans à peine. Au compteur, on a déjà dépassé les 10000 spectateurs. Les filles de Boubakar sont là, au premier rang, ça me rassure et me fait chaud au cœur de retrouver ces présences amies et pleines d’espoirs.

Dimath Diery / En route pour l'une de nos dernières séances
Dimath Diery / En route pour l’une de nos dernières séances

Les adieux se font le soir même à la nuit noire, on se promet de revenir bientôt voir l’avancée de la maison, retrouver les filles un peu plus grandes, on se sert la main gauche et puis finalement on s’étreint. La chance était avec nous Boubakar, il fallait qu’on se rencontre, il fallait qu’on se retrouve.

Didjery (57km bitume)

Lorsqu’on commence un long périple à vélo les premiers kilomètres comportent toujours un caractère unique. L’éloignement progressif du point de départ, les premières découvertes, la certitude que tout ce qui nous attend est inconnu et vaste… C’est le pied ! Mais le moment où l’on tourne les talons pour entamer la route du retour, ça, c’est autre chose. Pas de tristesse non, un peu de mélancolie peut-être. Tout ÇA a passé si vite. Autant de choses en si peu de temps… Quand je parle du Cinecyclo Tour du Sénégal, les mots qui me viennent toujours en tête sont « intense » et « enrichissant ». Ce fut terriblement intense.

Sur la route, on s’arrête à plusieurs reprises pour saluer les villages où nous avons pu offrir des projections au plus grand bonheur de nos anciens hôtes. « Comment ça va depuis la semaine dernière ? Ça vous a plu les films ? Et ils nous répondent : Oui oui, ici tout le monde en parle encore ! Mais le village d’à côté, il demande pourquoi vous n’êtes pas passés chez eux… » (Évidemment…).

Retour chez Ousmane Diouf (le village de Socrate, le philosophe bègue) pour offrir comme promis, une seconde projection, cette fois-ci que de divertissement. L’heure est à la franche rigolade. Le public est une nouvelle fois au rendez-vous, tout le monde nous remercie d’être repassé même si, là encore, on nous invite véritablement à mettre en place des projections régulières : « C’est important de revenir !« , « Surtout les films sur l’agriculture, on en a besoin. » nous adresse Socrate. Ici, l’accès à l’information, à la connaissance et à la culture est extrêmement limité. À part l’école et le mosquée, aucune autre institution de savoir n’est véritablement présente dans les villages. Pas de bibliothèque, pas de téléviseur, pas d’Internet. Et quand bien même un plus fortuné aurait un poste de télévision, il en ferait profiter tout le village s’accordant, à l’unisson, sur le choix du programme. Quand ce n’est pas un match du Barça, le public vote à l’unanimité pour le dernier TV novellas où l’on apprend, entre autre, comment Roberto a trompé Carmella avec la bonne Silvia qui est aussi sa demi-sœur (chose qu’il n’apprendra qu’à l’épisode 347)… Bref, du grand art ! Dur dur de zapper sur un programme culturel d’autant que la quasi totalité des films sont dans une langue inconnue (alors qu’il n’est pas nécessaire d’être polyglote pour déchiffrer les expressions et l’infâme jeu d’acteur de Silvia, de Roberto ou de la pauvre Carmella). Avec Yoro, nous devions même décaler certaines projections (notamment le vendredi et le lundi) car c’était le jour de « Willy Willy », un épisode télé que personne ne rate. Toutes les télés sont réquisitionnées pour l’occasion et impossible de lutter contre la ferveur populaire. Après un début de projection peu rassembleur, il nous arrivait ainsi de voir débarquer en courant une centaine de personnes d’un seul coup signifiant la fin de l’épisode du jour !

Didjery / le départ à la fraiche
Didjery / le départ à la fraiche

Fin de projection, tout le monde retourne chez lui, il est presque une heure du matin. Je règle le réveil sur 5h. Il nous faut rouler à la fraîche. Les chaleurs sont désormais insupportables après 11h et les précédentes virées matinales se sont plutôt bien passées malgré la fatigue qui s’accumule. Une soixantaine de kilomètres sur piste nous attend demain : ce ne sera pas de la tarte !

Sier (58 km piste)

Première étape de transition sur notre retour vers Dakar. Nous aurions pu passer par la route asphaltée qui traverse Saint-Louis, mais cet itinéraire nous rallongeait considérablement en plus de nous priver du Lac de Guier qui sera donc notre raccourci.

Comme on pouvait s’y attendre, la piste s’avère difficile et technique, mais ça roule. Nous évoluons les yeux grands ouverts pour dénicher les ornières, les bancs de sable et les fines lames de terre où ça passe. On zigzague ainsi entre la route et le bas côté, une frontière floue et épineuse qui nous fera bien suer. Yoro progresse bien plus vite que moi qui suit, obligé de descendre de monture lorsque par maladresse je me retrouve dans le sable. Impossible de forcer au risque de casser chaîne, pignons et compagnie. Bien qu’impressionnant avec ses 2 mètres d’envergure, mon vélo-cargo DOUZE-Cycles se dirige très facilement grâce à un ingénieux système de direction à câbles et sa petite roue avant qui offre une excellente réactivité.

Pour se donner du courage, avec Yoro, on chante à tue-tête ! C’est l’occasion, personne à l’horizon. On se repasse les scènes des films qu’on projette le soir en jouant à « celui qui en a retenues le plus ! » Yoro est le roi ! Il y met l’accent imitant à la perfection la jeune Binta, 10 ans dans le film Binta et la Bonne idée de Javier Fesser. On longe une route qui jouxte le Lac de Guier, le plus grand du pays (35km de long, tout de même) ! Il s’agit là d’un des plus importants réservoirs en eau potable de la capitale puisqu’il alimente 30% de ses besoins. Aux alentours, on retrouve des zones cultivées et d’autres carrément désertiques.

Yoro et ses RayDan
Yoro et ses RayDan

Nous voici arrivés à Sier, exténués une nouvelle fois. Le chef du village nous accueille chaleureusement, faisant louange de notre initiative et appréciant particulièrement l’implication du jeune Yoro dans cette aventure. Nous précisons rapidement au chef que nous ne pourrons pas donner de projection ce soir dans son village, car nous sommes à bout de force et nous devons absolument nous reposer. Le chef n’a pas besoin d’en entendre plus en voyant nos mines déconfites « oui oui, reposez-vous, je comprends !« . Mais, fin psychologue, monsieur le chef a sa petite idée en tête ! Il invite en toute discrétion quelques uns de ses amis pour nous « travailler au corps ». Ainsi, notre sieste se verra ponctuée de quelques visites officielles comme avec monsieur le Président des parents d’élèves « Bravo, vous savez, c’est essentiel pour les élèves ce que vous faites« , monsieur le Président de l’Association sportive et culturelle « Bravo, vous savez, c’est essentiel pour la jeunesse ce que vous faites » ou encore monsieur l’Adjoint au Maire de la commune « Bravo, vous savez, c’est essentiel pour nos citoyens ce que vous faites« . Une belle brochette, vous l’aurez compris, qui est venue nous inciter à projeter le soir même ! Alors que notre programme de l’après-midi devait plutôt ressembler à « lessive-baignade-visite du lac », nous craquons devant tant de sollicitations et on finit par une énième session de repérage pour accrocher l’écran.

Après plusieurs jours à se lever à 5h du matin et à se coucher minuit passé, il n’est pas rare que le corps dise « stop ! ». C’est exactement ce qui s’est passé le soir même de cette 99e projection. En installant l’écran, une violente douleur a parcouru le bas de mon dos jusque dans ma jambe droite. Je termine péniblement mon nœud d’accrochage, descends de l’échelle encore endolori et tente désormais de déplacer le vélo de quelques mètres. La douleur reprend de plus belle ! Impossible de faire le moindre mouvement, de porter la moindre charge : LUMBAGO. En me regardant geindre le dos courbé, Yoro commence à comprendre que quelque chose ne tournait pas rond. Le public est déjà installé, la projection doit commencer dans quelques minutes. « Yoro, je viens de me coincer le dos, je ne peux plus rien faire ! Est-ce que tu veux qu’on annule la projection où tu penses pouvoir la faire tout seul ? Mais il me répond : Non, non c’est bon, va te reposer je vais m’en charger. »

Le chef et ses notables me regardent m’éloigner doucement. Tous savent que nous souhaitions nous reposer ce soir, nous n’aurions pas dû accepter mais comme il est dur de refuser un tel spectacle lorsqu’il est écrit sur votre vélo « CinéCyclo ». La grosse caisse colorée est une véritable boîte de Pandore qu’il est impossible de garder close et qui attire toutes les convoitises. Nous avions pourtant essayé de mentir « malheureusement, la machine ne marche pas aujourd’hui… » mais ni Yoro, ni moi n’avons réussi à tenir ce mensonge face au tribunal populaire !

De retour sur ma couche, je m’allonge en me demandant inquiet, comment j’allais pouvoir suivre Yoro sur les 70km qu’il me restait à faire demain pour rejoindre la première ville. Par chance, Alain m’avait filé une tablette de Voltarène et une très faible connexion internet me permet d’en apprendre plus sur les lumbagos : analgésique, repos d’une 1 à 2 semaines, ceinture dorsale (vive les smartphones !) Rien que ça. Pendant que Yoro se bat au loin avec la télécommande du Hibou (sa bête noire), je relativise en douleur et en silence, en me disant que, de toute manière : ça va aller.

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Vincent Vélo Écris par

Fondateur de la structure Cinécyclo, Vincent est avant tout un aventurier dans l'âme. Après avoir vécu au Québec, en France et en Italie, il se lance dans le Cinécyclo Tour du Sénégal en 2015 au guidon de son vélo cargo cinéma.

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