Retrouvailles après 3000km

Louga (27km piste 50km bitume)

Au petit matin, je me frotte les yeux et souhaitant que ce ne soit qu’un mauvais rêve : Aïe, aïe ! Non, rien à faire, le lumbago est toujours là ! Le départ à la fraîche n’est pas possible. On s’accorde une grâce matinée qui fera du bien à tout le monde et puis « on verra après ».

Après une rapide concertation entre Yoro, Daniel (le réalisateur qui nous accompagne depuis quelques jours) et moi, ,la décision est prise d’embarquer le vélo de Yoro sur une voiture et de me rapatrier avec la lourde caisse du Cinécyclo jusqu’à Louga à 70km. Yoro lui devra parcourir seul au moins une quarantaine de bornes au guidon du vélo-cargo, une nouvelle fois sous la cagnasse.

Étape en solitaire donc pour notre Peul à pédales qui, malgré la chaleur, décide de poursuivre sa route jusqu’à Louga sans faire étape, probablement pressé de nous rejoindre, mais aussi moins à l’aise sans son co équipier préféré.

Faire 70km, dont une trentaine sur une piste sablonneuse en vélo-cargo sous 47°C, est un petit exploit qui pourtant laisse encore à Yoro suffisamment d’énergie pour blaguer, rire et nous faire partager sa bonne humeur dès son arrivée à Louga.

Je lui annonce qu’il lui faudra continuer la route seul, car mon état ne me permet pas de continuer sereinement. Il me faut une bonne semaine de repos et malheureusement, nous avons convenu d’une ultime projection au Lac Rose dans 3 jours, notre centième, à laquelle nous avons convié l’ensemble des amis de Cinécyclo Dakar (à l’origine de ce voyage) en louant un minibus… Impossible de reporter, tout est déjà calé. 3 jours et 180km… Facile en temps norma,l mais l’expérience nous a prouvé que rien n’est acquis d’avance. Une nouvelle tempête de sable, un contre temps technique, une nouvelle blessure, la chaleur qui empêche de rouler en journée… Pas évident.

Évidemment, la planification est l’ennemi numéro un du voyageur qui, avide de liberté, n’emporte dans ses valises, ni but, ni dates, ni cartes. J’ai eu l’occasion de voyager ainsi, là où me poussait le vent, notamment lors d’inoubliables sessions d’auto-stop le long du fleuve Saint-Laurent au Québec. Mais ici, le voyageur à vendu son âme au diable, troquant sa liberté chérie contre un peu plus de partage. Ça veut surtout dire : beaucoup plus de logistique et qu’il s’agit là d’un véritable travail (chose qu’à part Yoro et quelques autres amis de Cinécyclo, pourront bien comprendre.)

Mais, Yoro ne se sent pas de le courage de continuer seul. Il m’annonce, à son tour, qu’il abandonne et m’accompagnera jusqu’au Lac Rose… en car.

Capture d’écran 2016-07-15 à 09.53.30

Double abandons, si proche du but, j’accuse difficilement le coup et sort prendre l’air une petite heure en quête d’une solution miracle. L’important était que ce fichu vélo franchisse les 3000 avec moi ou Yoro à son guidon, peu importe. Je ne me pensais pas chalengeur mais après un rapide calcul, je m’aperçois que nous avons roulé 2864km. Il reste donc 136 petits kilomètres pour franchir la barre symbolique des 3000 qui nous a tenus en haleine durant tout ce temps. Mon corps ne tient plus, mon dos m’a lâché, enfin, je sens une nette amélioration depuis 24h. Pas suffisante pour me remettre véritablement en selle, mais c’est déjà un bon signe. En m’accordant une nuit de repos supplémentaire et avec une bonne ceinture dorsale, je reprends doucement espoir et commence à penser que je pourrai repartir dans deux jours et sur mon vélo. Et puis, si on respecte la logique, on devrait rouler avec le vent dans le dos durant tout le retour… Seul bémol, il faudra ensuite faire les 180km en 2 jours au lieu de 3. Ma décision est prise, je terminerai ce tour, sur le vélo !

Pour m’avoir accompagné durant tout ce temps, Yoro comprend bien qu’abandonner si près du but m’est difficile. Il finit par me lancer un : « … Allez, c’est d’accord, je viens !  »

Darou Beye (90km bitume)
La journée de repos supplémentaire nous oblige donc à rouler davantage pour honorer notre 100e projection au Lac Rose. 180 bornes en deux jours, on se fixe 70 pour cette première journée où il faudra rester vigilant et écouter son corps et ses limites.

Le temps est avec nous, la chaleur est étonnamment supportable aujourd’hui et nous pouvons rouler jusqu’à 17h ! Avec le vent dans le dos, le sourire revient vite.

Pourtant, Yoro est tellement pressé d’arriver qu’il se « crame » dès la première côte. Parti comme une fusée, je peine à le rejoindre et ne le vois même plus. Est-il déjà si loin que ça ??? Mais non, il est dans le fossé, allongé de tout son long en train d’agoniser :

–  » J’en peux plus Vincent !
– C’est pas grave, repose toi, tu vas voir on va y arriver, il fait plus doux et puis on a le vent avec nous.
– Non, non c’est trop dur.
– Vas y plus doucement, c’est juste à cause de la côte, tu l’as prise trop vite, tu vas voir… »

Et 15 minutes plus tard, voici notre Yoro en train d’imiter la petite Binta (du film BINTA ET LA BONNE IDÉE qui faisait partie de notre collection) d’une voix aiguë et criarde sur son vélo tout guilleret.

De mon côté, tout roule plutôt bien. Ces 48h de repos (alité la majeure partie du temps) étaient vraiment nécessaires. Mais il me faut rouler tranquillement pour éviter de trop solliciter mon dos. La ceinture m’aide pas mal et j’évite de freiner brusquement, de porter la caisse etc… Yoro sera un peu plus sollicité que d’habitude.

Yoro en bonne compagnie à Darou Baye
Yoro en bonne compagnie à Darou Beye

Après plus de 90km, le moral est décidément revenu ! La fatigue est à peine présente, la journée s’est bien passée et on décide de faire halte dans une famille qui nous avait tant dépannée à l’aller lors d’une tempête de sable en nous offrant un excellent repas à l’abri du vent et de la chaleur insoutenable. En marchant à côté de Yoro qui chantonne une bribe d’une chanson espagnole qu’il aura commencé d’entonner il y a déjà 5 mois, je lui lance un regard en coin accompagné d’un léger sourire :

–  » Vincent, pourquoi tu me regardes comme ça ?
– Alors t’as voulu m’abandonner ? Espèce de lâche !
– Mais non mais tu comprends j’étais…
– Ouais, ouais ouais ! Finalement, c’est quoi qui t’a remotivé ?
– (ironique) Ah, mais c’est toi Vincent, tu es tellement fort, tellement courageux. Merci grand maître ! Merci ! »

Et on fini cette journée dans un grand éclat de rires fraternel. Demain, avant-dernière étape : départ 6h pour 90 bornes.

Bonaba (82km bitume)

Confiants par l’étape de la veille, on démarre « traquilou ». On retrouve vite les mêmes conditions qu’hier (belle route, vent dans le dos, temps supportable),

Bonaba, petit village isolé se trouve à l’extrémité du Lac Rose. Ses habitants vivent principalement de l’agriculture et de la proximité avec Dakar (beaucoup y travaillent et font le déplacement tous les jours ou seulement le week end).

Fin de journée : après 5 bons kilomètres à pousser le vélo de 70kg dans du sable (j’espère que mon kiné ne lit pas ça…) nous faisons enfin une rencontre avec Abi et Oumi, deux sœurs particulièrement investies dans leur communauté. J’ai le dos en compote ! Abi m’offre tout de suite un lit où me détendre un peu.

Abi, dans la vingtaine, est une jeune femme « moderne » qui travaille à Dakar dans une administration mais qui redevient plus « traditionnelle » comme elle le dit quand elle revient au village en assumant son rôle de « femme au foyer ». Elle s’occupe de toutes les tâches de la maison avec ses nombreuses sœurs, même si ce jour là, elle prend le temps de discuter avec nous. On ne peut être qu’admiratif de cette double casquette qui signifie pour elle, énormément de travail et de responsabilité.

Bonaba, en compagnie d'Oumy (soeur d'Aby)
Bonaba, en compagnie d’Oumy (soeur d’Aby)

Son village se trouve sur un cordon dunaire bordant le littoral océanique. Cette zone est menacée par l’exploitation des deux principales ressources naturelles : le sable et de bois. Elle tient à nous montrer ce qui reste de leur forêt, totalement ravagée par des coupes illégales. Cette forêt fut pourtant plantée par ses ancêtres et exploitée de manière raisonnée depuis ses débuts sur le principe du « on coupe, on replante ». « On s’est réveillé un matin et tout avait été coupé » nous livre-t-elle encore pleine de colère et de découragement. C’est pour cela qu’Abi, Oumi et d’autres encore ont décidé d’unir leur voix, avec leur faible moyen, pour lutter, préserver, sensibiliser mais aussi pour former les jeunes à des pratiques artisanales porteuses de revenus (Réserve Communautaire du Lac Rose).

Abi nous présente au chef : notre dernière projection semble compromise par un heureux évènement : un mariage ! Il sera difficile de rivaliser avec la sono sur groupe électrogène venu spécialement pour offrir aux invités une soirée inoubliable. Après une brève discussion avec le responsable du comité des jeunes en charge de l’organisation de la fête, décision est prise d’intégrer la projection Cinécyclo aux festivités du mariage. On détermine le lieu, l’heure et le tour est joué.

OLYMPUS DIGITAL CAMERA
Bonaba / Centième projection

Pendant ce temps, un petit car blanc, parti de Dakar à 18h, tranporte les bénévoles de Cinécyclo vivant à Dakar et d’autres curieux ayant entendu parler de nous. Ils voulaient assister à une projection de brousse, ils voulaient de l’aventure, eh bien ils en ont eue ! Après 4 longues heures de route entre tour, demi-tour, contour et tour à la … Un petit contrôle policier viendra même prolonger le calvaire de cette épique Dakar – Lac Rose (qui d’habitude ne prend guère plus d’1h30) après que chaque personne ait due montrer patte blanche, les pauvres arrivent exténués pour cette 100e projection : Eh oui, c’est aussi ça l’aventure ! Pendant ce temps, le DJ épuise ses dernières cartouches et finit par abdiquer, en bout de playlist, en repliant sa bruyante sono. Les invités du mariage se regroupent dès lors en masse autour de notre écran à notre plus grand bonheur vers 22h30, la projection peut commencer.

Dakar (56km route)

Après une vingtaine de km, nous voici déjà dans le fourmillement de Dakar et de sa périphérie pour cette ultime étape. Quand on roule à Dakar, mieux vaut être réveillé et alerte ! Comme à mon habitude, j’adresse quelques recommandations à Yoro : « attention aux portières, aux taxis, aux bus et aux nids de poules ». Faisant halte à un feu rouge, Yoro me sourit : « La première fois que je suis venu à Dakar en 2013, je me suis dit que jamais je ne ferais de vélo ici ! Et aujourd’hui je vais traverser toute la ville, c’est fou ! ». Après avoir traversé tout le pays, il pouvait bien se réjouir de cette nouvelle aventure urbaine.

Revenir, en vélo, là où tout à commencé il y a 2 ans, après un si long voyage est émouvant. Dès notre entrée dans Dakar, je ne peux m’empêcher de passer par le chantier où travaille IBA. Yoro en a entendu parler de nombreuses fois, il a eu l’occasion de le rencontrer brièvement à Dakar avant le départ du tour. À l’époque Yoro n’était même pas dans l’équipe de cinécyclo. « Pour moi, IBA est un vrai sage, c’est une force la nature, je le respecte beaucoup » me confie t-il au moment où je m’apprête à l’appeler sur son téléphone. « Allo, IBA ! Devine où je suis ! ». Quelques instants plus tard, nous voici dans les bras l’un de l’autre.

C’est en 2014, lors de mon premier voyage, que j’ai fait la connaissance de ce garçon élancé et mystérieux. Il voulait que je lui tourne un clip de hip hop, mais en discutant un peu et en lui expliquant le but de mon voyage, il a tout de suite été passionné par le défi technologique que représentait la génération d’électricité à partir d’un vélo. Ce projet, il l’avait rêvé de nombreuses fois avant que la vie ne lui joue un mauvais tour et brise de nombreux rêves. Iba était en effet en convalescence à la période où l’on s’est connu après un grave accident de travail ne l’avait plongé dans un long coma. J’en ai passé du temps avec IBA. Combien de kilomètres à pied avons- nous parcourus tous les deux dans sa ville pour dénicher les pièces de notre future génératrice MADE IN Sénégal (et toujours utilisée). Il m’a tout de suite adopté comme un frère. IBA est un musulman pratiquant qui connaît bien le coran et en applique ses préceptes avec intelligence et bon sens. Sa vie semble guidée par le soucis de l’autre. Sa vie est définitivement tournée vers l’altruisme et l’empathie.

Capture d’écran 2016-08-13 à 16.53.54

« Vincent, te revoilà après 3000 longs kilomètres ! Tu l’as fait ». Rapidement, des gardes viennent à notre rencontre sur le chantier se demandant bien pourquoi cet ouvrier n’est pas au travail et surtout ce qu’il fabrique avec ces drôles de cyclistes. Les gardes comprennent rapidement le caractère unique de ces retrouvailles et que quelque chose de beau se passe sur ce pont en construction. Tout un symbole n’est-ce pas ?

À peine le temps de discuter avec les gardes qu’IBA retourne au travail : il n’est pas là pour rigoler et ça se sent ! Le revoir au travail me fait énormément plaisir, moi qui l’avait connu si fragile et diminué. Depuis 2014, IBA a repris du poil de la bête même si son accident a laissé des traces…

Mais ne nous y trompons pas, le chantier sur lequel travaille IBA est pharaonique à tous les niveaux : surmenage, horaires impossibles, conditions limites, le parfait cocktail pour l’épuisement et la rechute. Ces conditions difficiles, dont il ne se plaint jamais me révoltent. Il s’excuse seulement, de temps en temps, de ne pas pouvoir s’investir d’avantage pour Cinécyclo… Mon rêve (et le leur) serait de pouvoir constituer une association Sénégalaise suffisamment forte pour engager du personnel et sortir certains de la misère… On y croit, on y travaille !

De retour au QG de cinécyclo (chez IBA), nous retrouvons les visages familiers de Djamil et Mohammed, deux jeunes bénévoles nous ayant rejoints la veille au lac rose. Ces deux jeunes sénégalais sont passionnés d’électronique, de programmation, de nouvelles technologies… Ensemble ils ont monté un petit atelier de bidouille électronique (hackerspace) où ils sont notamment en train de finaliser une imprimante 3D faite à partir de récup’.

Après tout ce temps à pédaler, nous voici officiellement à ce qui ressemble à une fin. Cela nous déconcerte moi et Yoro. On range les vélos dans le petit coin, près du frigo en se disant qu’ils ne repartiront pas demain et ça nous fait mal. Le même petit coin, près du frigo ou, deux ans auparavant, on avait donné notre première projection à pédales avec IBA et les autres.

Malgré les difficultés, les imprévus, l’épuisement, nous avons profondément aimé cette tournée et toutes les rencontres, les partages et les nombreuses expériences qui en ont découlé. Le temps a passé si vite. Quel avenir pour Cinécyclo ? Comment réagir face à toutes ces personnes qui, en chemin, nous ont invités à revenir, à continuer ce travail ? Pour le moment, notre corps et notre tête ne demandent qu’une chose : du repos, du vrai. Alors on ne rechigne pas à se vautrer dans le canapé, une glace au bissap qui nous coule déjà dans la main à regarder un bon vieux nanar américain sur la télé d’IBA avec en vedette Mel Gibson en flic revanchard. Dans la scène finale, Mel menotte un bandit à une carcasse de voiture en feu qui s’apprête à exploser. Il lui balance ensuite une scie : « Ces menottes sont en acier trempé, il te faudra 15 minutes pour en venir à bout ou 4 minutes pour te scier la jambe. C’est toi qui choisis ». Yoro me regarde d’un air révolté : « C’est ça le cinéma ? »

Et la suite ?

Alors que démarre le Cinécyclo Tour Panaméricana, (second volet aventure de notre association), je continue, à distance à prendre des nouvelles de mes amis Sénégalais, Iba, Yoro, Cédric et les autres… Notre souhait serait de pouvoir réaliser une première tournée de projection électriquement autonome en novembre 2016 avec du nouveau matériel (plus léger, plus puissant) et transportable en sac à dos. Ce matériel viendra composer l’équipement de nos premiers Ciné-clubs de brousse pour lesquels nous travaillons actuellement.

Grâce au soutien de nouveaux partenaires et de nouveaux bénévoles, l’atelier de Dakar s’est aménagé un peu plus et possède désormais une bibliothèque. L’aventure Sénégalaise laisse donc place a un projet à long terme qu’il vous sera toujours possible de suivre ou d’encourager sur simple mail adressé à senegal@cinecyclo.com.

Yoro est retourné à Kédougou avec la moitié de mon équipement d’aventure. Il suit actuellement un stage de journalisme et espère vivement que le projet de Cinécyclo puisse prendre forme au Sénégal. Désormais, il ne quitte plus son vélo.

Le monde peut-être merveilleux quand les gens s’unissent pour le bien de tous.

Merci à vous !

Articles récents

Archives

Commentaires récents

Catégories

Méta

Vincent Vélo Écris par

Fondateur de la structure Cinécyclo, Vincent est avant tout un aventurier dans l'âme. Après avoir vécu au Québec, en France et en Italie, il se lance dans le Cinécyclo Tour du Sénégal en 2015 au guidon de son vélo cargo cinéma.

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire