Par Victor David
Depuis que la nuit est tombée, la pluie ne cesse de se renforcer dans la petite ville de Willamina, à environ 90km au sud ouest de Portland. Il est environ 22h30 lorsque nous sortons d’un petit restaurant après un repas copieux et revigorant. Avec un demi-sourire et de la vapeur d’eau qui sort de nos narines à chaque expiration, nous sortons nos vestes de pluies et nos pantalons de pluies, nous vissons nos frontales sur nos casques, et nous enfourchons nos vélos une nouvelle fois aujourd’hui avec l’objectif ambitieux de rejoindre la côte pacifique, 60km plus loin avant de trouver un endroit pour dormir.
Comment en sommes nous arrivés à avoir besoin de faire autant de kilomètres de nuit, par tous les temps ?
Tout a commencé lors du passage sur un pont particulièrement étroit au dessus de la Columbia River. Les voitures nous frôlent, nous envoient leur pollution en plein dans le visage, les camions chargés à ras bord de pins et d’épinettes n’ont aucune pitié pour trois voyageurs à vélos et n’hésitent pas à doubler même si l’espace est à peine suffisant. Mais nous savons aussi que ce pont marque notre entrée dans l’état de l’Oregon et que la maison de Lisa sera ouverte le soir même, à Portland. Nous pédalons le long de la rivière jusqu’à apercevoir les premiers ponts de la ville. Une interminable route en chantier nous demande de nous faufiler pendant l’heure de pointe entre les voitures et les camions jusqu’aux premières traces de pistes cyclables. Nous arrivons chez Lisa fatigués mais content de savoir que nous avons trois nuits de repos. Chez Lisa, une hôte d’exception rencontrée grâce au réseau WarmShowers, le français et l’anglais se mélangent. C’est une maison complètement bilingue. Les repas amènent des conversations aussi riches que variées. La France, les Etats-Unis, la Chine, la forêt, le vélo, la vie, les relations humaines, la cuisine, tout y passe ou presque. Lisa, faisant partie de l’Alliance Française de la ville, convie quelques amis francophones, histoire de profiter d’un énième délicieux repas.
Portland a la réputation d’être une des villes les plus alternatives des Etats-Unis. Nous avons pu vite nous en rendre compte grâce aux infrastructures cyclables, à des magasins de seconde main à peu près partout et à la visite de l’association Urban Gleaners fondée par Tracy Orseran. Leur but est de récolter les invendus de supermarchés, de restaurants, de cafétérias pour ensuite les redistribuer aux personnes dans le besoin. Je tiens à préciser qu’on ne parle pas de faire les poubelles (« Dumpster Diving »), mais bien de collecter de la nourriture tout à fait comestible et fraiche. Seulement, aux Etats-Unis, comme dans beaucoup d’autres pays, les normes d’hygiène concernant la nourriture sont tellement strictes qu’elles en sont ridicules et poussent au gâchis. Par exemple, le temps pour un sandwich est de 2 heures dans une vitrine réfrigérée avant d’être mis à la poubelle. Il existe cependant aux Etat-Unis, une loi appelée le « Good Samaritan Act » permettant de protéger juridiquement les organismes portant assistances à des personnes dans le besoin. Cela permet à des associations caritatives telles qu’Urban Gleaners à redistribuer de la nourriture considérée « invendable » pour les commerces sans craindre d’enfreindre la loi et les normes d’hygiène. Pour cela, une simple équipe de 6 salariés aidée de bénévoles s’affère tous les jours à collecter, remballer et distribuer la nourriture. La chose frappante est la quantité récoltée chaque mois : 30 tonnes de fruits, de viande, de salades composées, de pains, de biscuits, de céréales, de laits, de jus de fruits, de sandwich, de chocolat, de légumes. Encore plus frappant, l’association a une capacité limitée de récolte et de stockage, de ce fait, seulement une 20aine de partenaires participent. Imaginez une ville comme Portland, des centaines voir des milliers de restaurants, des centaines de supermarchés, des centaines de cafeterias d’entreprises. Quelle est la quantité de nourriture jetée ? Je n’ai pas trouvé le chiffre précisément, mais à l’échelle américaine, on parle d’environ 40%… Rendez-vous compte ! Une matinée particulièrement enrichissante en leur compagnie, nous les quittons avec deux merveilleux sandwichs chacun, des poivrons, de la dinde, de la mayonnaise, de la salade et des cornichons. Nous n’avons même pas été malades.
Nous retournons chez Lisa après avoir goûté la bière locale, Portland possède tellement de micro-brasseries que nous ne les cherchons pas, mais nous les trouvons. Après trois jours à Portland, nous nous préparons tranquillement à quitter la douceur du foyer pour reprendre la route en direction de la Californie. Nous savons que le temps nous est compté, mes parents arrivent le 9 octobre à San Francisco, et nous voulons être là pour les accueillir. Il nous reste tout de même 1200 km à faire en 10 jours. C’est à ce moment là que tout s‘enchaîne. Première crevaison pour Guillaume dans le jardin de Lisa, 10 minutes plus tard, une nouvelle crevaison. En réparant, Guillaume se rend compte que trois de ses rayons sont cassés. Il fait déjà nuit depuis un moment, nos affaires ne sont pas prêtes, nous demandons alors à Lisa si nous pouvons rester une journée de plus chez elle. Sa grande générosité la pousse à accepter. Nous passons la journée du lendemain à réparer les rayons de Gros Guillaume. Changer un rayon n’est déjà pas évident sur un vélo qui sort du magasin, mais quand le vélo a été modifié, c’est encore une autre histoire. On se concentre, on se mange un burger qui vient du restaurant de l’oncle de Snoop-Dog (si ça c’est pas la classe), et on s’y met. Nous devons démonter l’axe de la roue pour pouvoir démonter la cassette ce qui implique de retirer les roulements de l’axe de la roue. Je vous assure qu’un roulement est petit, et qu’en cas de perte, ça va sacrément moins bien rouler. Nous avons besoin de l’après midi au complet pour venir à bout de cette réparation. Enfin, ça y est la roue est à peu près droite, les rayons retendues, nous sommes prêts pour le départ le lendemain. Il nous reste 9 jours pour rejoindre San Francisco.
Lorsque nous prenons la direction du Sud-Ouest, nous décidons d’essayer de rattraper notre retard par les deux moyens que nous possédons, essayer l’auto-stop, totalement infructueux, et rallonger le temps passé sur nos vélos. Un peu contraint, c’est la deuxième option que nous devons choisir. Voici la réponse à la question du début de cet article. Après une petite centaine de kilomètres, il commence à faire nuit et à pleuvoir, c’est à ce moment que nous arrivons à Willamina, nous apprêtant à rouler de nuit et découvrons un petit restaurant d’où émane une douce chaleur. Après un bon burger agrémenté d’un petit concert inattendu, de retour sur les vélos, le bruit de la pluie tombant sur le goretex de nos capuches nous berce et nous entrons dans une phase de méditation. La nuit nous permet d’oublier que la route s’élève et les pleins phares des voitures nous permettent de revenir à la réalité de temps en temps. Les kilomètres défilent sans aucune pause et nous nous arrêtons finalement à 5km de la côte, dans un petit coin de forêt. Objectif accompli, nos avons rattrapé notre retard. Le chaleur de nos sacs de couchage nous enveloppe, il est 1h du matin.
Une nuit plutôt humide mais réparatrice, quoique. Le lendemain, après 65km, nous nous arrêtons sur une plage pour manger, sans crier garde, nos corps s’endorment sur la plage, la fraicheur du début de soirée nous lèche les pieds et nous réveille… Inutile de chercher à avancer plus loin ce soir. Finalement nous tentons de faire un peu d’exercice, notamment un peu d’acrobatie. Guillaume a d’ailleurs la chance de goûter la finesse du sable Oregonais.
Une matinée un peu spéciale, la brume donne à cette plage du Pacifique une ambiance particulière mais ne nous fait pas oublier la 27ème année de Tom. On est loin de la folie des nightclubs lausannois dont il a l’habitude, mais on se contente d’un déjeuner copieux avant de remonter sur nos bécanes. La brume fait place à la pluie, toujours aussi fraiche et pénétrante.
Nous roulons toute la matinée sous la pluie. La matinée est déjà bien entamée lorsque nous rencontrons Eric sur la route. Cycliste américain que nous avons déjà rencontré plus tôt dans l’état de Washingthon. Lui aussi a la motivation au fond des chaussettes mouillées. Il nous propose de partager une yourte dans un camping 80km plus loin. L’idée d’une nuit à l’abri nous redonne de l’énergie. Nous décidons néanmoins de nous arrêter manger un classique toast/thon/mayonnaise, laissant Eric prendre de l’avance. La pluie s’intensifie encore. Nous n’avons plus rien de sec, même nos pantalons de pluies n’ont pas résistés aux 9h de pluie. Nous roulons, assis sur la selle, en danseuse, en pestant, en soufflant, en chantant, en silence, à fond puis sans motivation, en se disant qu’on a de la chance d’être là, en se demandant aussi ce qu’on fout là. Nous arrivons finalement au camping, ayant hâte de retrouver notre nouveau compagnon de route que nous n’avons pas rattrapé. Pourtant, il n’y a personne. Tant pis, nous décidons de louer une yourte pour nous. Quel plaisir de pouvoir faire sécher nos affaires et de profiter, au sec, des quelques bières achetées en l’honneur de Tom. Eric vient finalement frapper à notre yourte deux heures plus tard s’excusant et nous disant qu’il va finalement partager une yourte avec deux autres cyclistes trouvés en chemin. Nous sifflons quand même une bière tous ensemble !
Nos affaires inutilement sèches, nous repartons… sous la pluie. La côte de l’Oregon est très célèbre pour ses paysages abrupts façonnés par la mer. La route ne dépasse que très rarement les 100m d’altitude, sauf que le plat n’existe pas sur cette route. Il faut nous rendre à l’évidence, nous n’atteindrons jamais San Francisco sans un coup main de l’énergie pétrolière. Pour couronner le tout, Guillaume casse quatre nouveaux rayons, nous obligeant à une pause de deux heures. Rappelez vous des roulements, et jouer avec cela sur le bord d’une route, au dessus de graviers est un exercice un peu stressant.
Heureusement, les paysages sont grandioses, et la réputation de la Oregon Coast Bike Route est sauve !
Nous prenons rendez-vous avec le Marsh and Wildlife Sanctuary dans la ville d’Arcata pour le 7 octobre, nous résignant à prendre un bus ensuite pour San Francisco. Nous passons la frontière avec la Californie à 21h le 5 octobre. Plus que 150km avant notre point de rendez-vous. Ce dernier segment nous amène à traverser le Redwood National Park, où ce type de séquoias, bien que plus petit que son cousin le géant, donne une ambiance particulière à notre après midi. Pour parfaire cette ambiance, le vent décide de se joindre à nous pour notre dernière étape, je vous laisse deviner de quel côté il venait. Sachez seulement que nous n’avons pas pu rejoindre la ville le 6 au soir, il nous restera trente kilomètres à faire avant notre rendez-vous de 9h le lendemain.
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