Veille de départ, je reste en famille. Une nouvelle étape de vie m’attend, pleine d’inconnues, de rencontres et d’expériences improbables, de bons et moins bons moments. Proche de mes parents, la cheminée crépite, la nuit vient de tomber, je boucle mes affaires. Les sacs défaits sur un sol jonché d’objets en tous genres, équipements, outils, cartes, frontales, équipements de projection, pièces de vélo… Le puzzle sous mes yeux n’est autre que l’image de la folie. Comment vais-je bien pouvoir transporter tout cela à vélo ? Pour eux comme pour moi, un air de déjà vu.
Trois ans plus tôt, c’était pour le Sénégal que nous opérions ce petit rituel. Notre chat gambade à nouveau d’un petit tas à l’autre et joue avec la ficelle de mon panneau solaire faite d’un bout de moustiquaire arrachée il y a quelques mois en Afrique. Il finit par trouver refuge au creux de mon tapis de sol. Je profite une dernière fois du confort, de ces moments ensemble, de la chaleur qui m’entoure, d’un canapé, d’un bain chaud… Bientôt tout cela sera loin, très loin. Mes parents, je vous aime et je ferai de mon mieux.
Jour 0 / Quelque part au milieu de l’Atlantique
Venir en avion fut un compromis difficile à prendre. Je m’étais pourtant fait à l’idée qu’il me serait possible, avec ce nouveau départ, de renouer avec mes premiers amours de voyage, à savoir l’auto-stop et la lenteur. Rejoindre l’Équateur, si loin de chez moi, avec comme seule arme mon pouce, était devenu un objectif si existant qu’il en avait presque occulté tout le reste. La liberté chérie, propre à tout voyageur, était ici mise à mal par d’autres aspects plus impérieux voir même sérieux. Je me rappelais le Petit Prince et cet aviateur trop occupé à des choses sérieuses pour comprendre qu’il y avait, à côté de lui, quelqu’un à consoler… Avec les années, j’avais pu semer, derrière moi, quelques graines en France et au Sénégal. Initié en solitaire, Cinécyclo était aujourd’hui une famille et tous comptaient sur moi pour mener à bien cette nouvelle mission. Me voir ainsi disparaître des radars durant des mois, sans l’ombre d’une projection, avait soulevé, au sein de mon association, de vifs débats et inquiétudes quant à la poursuite de nos activités ici et là. À quelques semaines du départ, sans même avoir pris la mer, nous traversions donc une petite tempête. Et puis, le but de ma mission m’apparut soudainement plus clair : faciliter l’accès au cinéma dans des zones isolées. Évidemment, rien d’autres. Tous souhaitaient me voir projeter, animer des séances et me décarcasser pour tenter de répondre aux appels des différentes communautés intéressées par le concept.
Je résolus d’écouter mes amis et de reporter mes envies de stop pour une autre occasion, pour l’heure, un travail m’attendait. Le nouveau territoire que je m’apprêtais à découvrir m’offrirait tout ce qu’il y avait de lenteur et de liberté à condition que « je rentre dans ce voyage » comme j’aime à le dire. Initier un tel projet en groupe n’est pas chose aisée et laisse souvent place à de multiples questionnements, rebondissements et inquiétudes. Mais un beau jour, il faut partir, se décider et peut-être forcer le destin. Tous le reste s’enchaîne et dissipe la brume des mois passés. J’ai bien conscience que l’Équateur sera un défi bien plus complexe que le Sénégal, de part la nature de son territoire morcelé entre mer, jungle et montagne, de part la diversité de ses cultures, de part la grandeur de son territoire deux fois plus grand que le pays de la Téranga, de part la langue que je maîtrise encore mal. Mais finalement, n’est-ce pas tout cela, l’Aventure ? Constamment découvrir et faire preuve d’inventivité, sortir des sentiers battus et de sa zone de confort. La suite me le dira.
Jour 1 et 2 / Guayaquil, tout le monde descend
Atterrissage, vingt-trois heures, je quitte l’aéroport en taxi direction la maison de Jefferson Meñoz, un cycliste Équatorien contacté quelques jours plus tôt via le réseau Warmshowers. Nous faisons connaissance ainsi, dans les ruelles sombres de Ducan, proche banlieue de Guayaquil. Au milieu, quelques chiens errants m’accueillent à leur tour. Il me faudra désormais m’habituer à leur présence quotidienne, ce sont eux, les maîtres des lieux.
Je découvre un jeune homme d’une audace incroyable. Il y a un peu plus d’un an, Jefferson s’était mis en tête de partir découvrir son continent en vélo. Issu d’une famille modeste, il était monté dans le manguier de l’arrière-cours de la maison familiale, une scie à la main. Il y avait coupé quelques branches et à l’aide de bout de ficelle s’était construit un porte-bagage. Le panier de linge sale ferait bien l’affaire pour transporter un équipement minimal lui permettant de s’en sortir, du moins les premiers jours. Il se lança ainsi, seul, sur un vélo mal fagoté qu’il allait bientôt devoir réparer quotidiennement pour une odyssée de 12 mois à travers des milliers de kilomètres. De son voyage, Jefferson me confiera quelques bribes, mon court séjour sur place ne me permettant pas d’en savoir plus. Quelques images et récits de ses aventures sont accessibles à cette adresse : OnFootOrOnWheels
Je profite de mon acclimatation pour monter mon vélo, me fournir une carte sim locale, imaginer mon prochain itinéraire et faire le plein de noix, amandes et raisins secs. Quelques échappées à vélo aux côtés de Jefferson m’offriront le loisir de découvrir Guayaquil et ses environs. Nous nous rendons notamment sur l’Isla Santay, un village concept assez unique isolé au milieu d’un estuaire et préservé au cœur d’une zone naturelle protégée. Longtemps laissées pour compte, les cinquante-six familles purent bénéficier il y a quelques années d’un important programme de réaménagement éco-touristique via la construction d’une passerelle de plus de huit cents mètres à travers la dense végétation pour relier le continent à l’île. De ce cordon naîtra un vif intérêt pour les habitants de la région à découvrir ce paradis et cette communauté à l’histoire si particulière. Des vélos mis à disposition d’un bout à l’autre du ponton facilitent la libre circulation des curieux.
J’imagine déjà pouvoir proposer au Président de la communauté une séance de projection lorsque je serai prêt. J’interpelle l’un des gardiens qui m’invite à contacter directement le ministère de l’environnement. Une première barrière s’impose et me laisse soudainement un goût amère. L’Isla Santay et ses habitants seraient-ils devenues une simple attractions à touristes ? Pourquoi est-il si compliqué de m’adresser aux simples habitants de ce village ? Je tirerai cette histoire au clair un peu plus tard, pour le moment, je suis attendu à Ambato, à deux cents cinquante kilomètres de là et je suis prêts à partir.
Jour 3 / Premier coups de pédale
Six heures, des bourrasques de vent viennent à bout d’une mangue qui tenait à peine. Elle vient bientôt se fracasser sur le toit de tôle qui m’abrite. Je me réveille en sursaut. Où suis-je ? Je n’en ai plus aucune idée et peine à recoller les morceaux. Mes yeux sillonnent les murs en quête de repères et s’arrêtent sur le tas de bagages qui bientôt équipera mon vélo. Je suis en Équateur et je pars pédaler aujourd’hui. Tout va bien. En chargeant mon vélo, je constate à quel point il me sera difficile de pédaler. Je dois probablement avoisiner les quatre-vingt kilos peut-être plus. J’emporte avec moi du matériel de remplacement à destination d’un kit de projection MADE IN ECUADOR fabriqué par Eric Brossier et Johnny Mena. Initié en Avril 2018 lors d’un premier voyage, ce kit sera celui utilisé durant le tour. Sa construction locale devait permettre l’implication d’équatorien à même de former le noyau de ce que j’imagine être une future équipe Cinécyclo Écuador. Les prochaines retrouvailles avec Johnny et Eric m’aideront à savoir si oui ou non la greffe à pris.
Je transporte donc avec moi un important surpoids. Il me faudra attendre quelques jours avant de pouvoir m’en délester. En voyant ainsi l’avant de mon vélo cargo Douze-Cycles plein à craquer, Jefferson tente une dernière fois de me dissuader. « You should send some stuff to Ambato with the bus… ». Je me sens un peu ridicule d’emporter autant d’affaire, il faut être fou ou stupide ! Et puis, en y réfléchissant bien, je me rappelle ma situation. Je suis à la fois ici pour pédaler, projeter et témoigner, c’est loin d’être un voyage ordinaire. Par-dessus tout, je suis seul. Au-delà de l’équipement habituel du voyageur à vélo, il me faut transporter kits de projections, appareils photos, outillages et pièces de remplacements. Aucun autre espace que l’avant de mon vélo comme moyen de stockage. Oui, ce voyage est celui d’un fou, le même fou qu’il y a quatre ans et c’est probablement ce qui rend mon expérience unique. Me voyant ainsi poursuivre l’empaquetage minutieux de mes colis, Jefferson sourit : « You’re should be a thought guy, or totaly crazy ».
En poussant la double béquille de mon vélo, je sens entre mes mains la masse de la bête monstrueuse qu’il me faudra élever à plus de quatre mille mètres d’altitude à la seule force des mollets. « Impossible », les Andes auront raisons de moi et surtout de mon dos encore fragile deux ans et demi après une blessure concédée lors de ma quatre-vingt-dix-neuvième projection au lac de Guiers, Sénégal. J’envisage en secret, quelques alternatives motorisées les prochains jours si le corps ne suit pas, car oui, je ne suis pas encore chaud et il me faudra quelques kilomètres pour se mettre en marche. Jefferson m’accompagne une petite heure, jusqu’à la sortie de la ville. Nous empruntons la même route qui l’avait mené, un an plus tôt, à faire le tour d’un continent. Et puis, nous arrivons à ce carrefour où il me faut désormais continuer seul. Un sentiment de peur m’envahit soudain, où vais-je bien pouvoir dormir ce soir ? Vais-je parvenir à me faire comprendre ? Quoi penser des mauvaises rencontres, des accidents, des dangers de la route… Je réalise soudain que de ce pays, je ne connais rien, qu’il me faudra l’épouser en douceur, au fil des kilomètres et des rencontres. Une fois de plus, je lance un adieu à mon ami et donne à mon pédalier le premier coup d’une longue série. C’est reparti pour un tour.
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